Le Djadidisme : un réformisme musulman des tatars de la Volga et de l'Oural
En ce début de 3ème millénaire, marqué par des retours aux fondamentalismes religieux dans toutes les religions un peu partout dans le monde, il m’apparaît très intéressant de montrer qu’il existe aussi des courants de pensée différents prônant le raisonnement indépendant face aux interprétations figées ainsi que le respect de l’état et la coexistence pacifique avec les autres religions.
Ce réformisme musulman, qui s’est principalement développé jusqu’à nos jours dans les peuples tatars du Tatarstan et de Crimée, mais aussi dans toute la diaspora tatare, est très méconnu en Europe de l’Ouest.
« La charnière des 19ème et 20ème siècles fut, pour les Tatars de Crimée et plus encore pour ceux de la région Volga-Oural, une période de profonds bouleversements économiques, sociaux et culturels, qui vit la remise en cause, par les élites intellectuelles, des valeurs établies et la recherche de nouvelles orientations collectives. Ce phénomène a été à la source d'un mouvement de réforme culturelle et sociale, que les historiens ont baptisé du nom de djadidisme — un terme qui trouve son origine dans l'appellation populaire des écoles musulmanes réformées, ou « nouvelles » (en arabe gadîd), dont la fondation puis la multiplication ont marqué toute l'histoire du djadidisme, depuis ses origines au début des années 1880 et au cours de sa diffusion dans tout l'Islam russe pendant le demi-siècle qui suivit. » … Ainsi débute l’article de Yahya Abdouline sur l’histoire du djadidisme chez les Tatares.
Longtemps dénigré par le régime tsariste et l’église orthodoxe, puis récupéré comme s’opposant au régime tsariste ou combattu par le régime soviétique comme appelant au « panislamisme » ou au « panturquisme », il se trouve que depuis l’arrivée de la « perestroïka » et le renouveau des sentiments régionaux et régionalistes, de nombreuse études historiques permettent de mieux comprendre l’importance de ce mouvement qui s’est étendu jusqu’en Turquie où il a été un des fondements philosophiques conduisant au « Kémalisme » d’Atatürk.
Plan de l’article
En résumé, le djadidisme c’est quoi ?
Tout d’abord, je vais vous faire part de ma propre lecture du djadidisme, ce qui bien entendu n’engage que moi.
Ensuite, n’étant pas un historien professionnel, et ne voulant pas paraphraser les quelques scientifiques français s’étant exprimés sur ce sujet, je vais simplement donner un résumé/introduction des principaux articles de référence en français ainsi que le lien Internet sur les articles eux-mêmes.
Tous ces articles sont communiqués avec l’accord de leurs auteurs et/ou traducteurs ainsi que des éditeurs, et je les en remercie…
En résumé, le djadidisme c’est quoi ?
En premier je vais citer un cours poème de Musa Bigi, un des plus brillants théologiens djadids, traducteur du Coran en langue tatare.
Eh homme, si tu es intelligent, ne sois pas trompé par les autres,
Interroge ta raison sur chaque vérité,
Car chaque intelligence libre est un prophète
Qui tire les vérités de Dieu même, sans intermédiaire aucun.
On comprend à cette lecture pourquoi il a été considéré dès 1911 comme un Luther musulman !
Et on comprend également pourquoi dans des musées comme « le Louvre » à Paris ou bien « the Metropolitan Museum of Art » à New York les expositions sur l’art de l’Islam, au demeurant fort complète, arrêtent le territoire islamique au nord de la mer Caspienne et ignorent le cours moyen de la Volga. En effet le djadidisme est le plus souvent considéré comme hérétique, voire même athée par les traditionalistes sunnites ou chiites…
La naissance du djadidisme est marquée par des conditions à la fois théologiques, géographiques, historiques et sociologiques.
- théologiques : dès le 17ème siècle des penseurs musulmans remettent en cause le blocage des interprétations du Coran ayant eu lieu au 10ème siècle et, dès la fin du 18ème siècle, réclament le retour du « procédé de raisonnement et d’argumentation indépendant » dans l’interprétation du Coran et de la Sunna des prophètes : ce qui est appelé « la réouverture de la porte de l’igtihâd ».
- géographiques : la pratique des prières journalières et du ramadan posent des problèmes important pour des populations très septentrionales quand on arrive aux périodes ou le soleil ne se couche que fort peu ; il est donc nécessaire de repenser les pratiques figées depuis le 10ème siècle.
- historiques : la conquête de Kazan par Ivan le Terrible en 1551 fut suivi par plusieurs siècles de colonisation russe de la région Volga Oural, entrecoupée de période plus ou moins réformatrice, mais souvent avec des campagnes de christianisation forcé par l’église orthodoxe. Le fait qu’une partie des Tatars se soient joint à la révolte de Pugacev (1773-1775) est interprété aujourd’hui comme une hostilité des populations musulmanes de Russie contre la politique discriminatoire des Tsars. Plus tard Catherine II instaura un relais musulman pour appliquer son autorité sur les populations musulmanes de l’Empire, associé à une limitation de la charia et de l’enseignement islamique à la stricte théologie.
- sociologiques : à la fin du 18ème siècle et surtout au 19ème siècle, on voit se développer une première bourgeoisie musulmane, d’abord commerçante issue des guildes marchandes des siècles précédents, puis, vers la fin du siècle, industrielle dans la région Volga-Oural. Ces riches bourgeois, très impliqués dans leur région seront les mécènes d’un système scolaire, évidemment confessionnel, mais très progressiste dans son contenu – enseignement des sciences de la nature et du Russe - et dans les populations impactées – garçons et filles sont alphabétisés. En complément, l’avènement d’une presse musulmane permit la diffusion des nouvelles idées.
Ainsi, le djadidisme s’est d’abord développé comme une méthode réformée d’enseignement, avec en particulier l’utilisation d’une représentation phonétique de l’arabe à l’aide de l’alphabet cyrillique, ce qui a permis de façon collatérale une alphabétisation en Tatare et en Russe beaucoup plus rapide de la population. Mais il n’y avait pas que la méthode d’enseignement qui importait, le fondement même était basé sur un appel au raisonnement en place de la répétition de textes immuables.
Cette alphabétisation est une réalité, et dès le milieu du 19ème siècle, des missionnaires orthodoxes signalaient que les Tatars musulmans de Kazan « étaient tous, à de très rares exception, alphabétisés et attachaient la plus grande importance à l’éducation de leurs enfants ».
Bien entendu ce djadidisme avait des opposants locaux, que l’on appelait « qadimistes » (de djadid = réformiste et qadid = conservateur); ces opposants étaient principalement les oulémas des écoles traditionnelles qui avait reçu l’adoubement des autorités tsaristes et qui en bénéficiaient des (maigres) subsides.
Il faut également signaler que, si le djadidisme est culturellement proche de l’identité tatare, pour autant il ne s’est jamais opposé à l’autorité de l’état central ; ainsi, jusqu’à ce jour, la très grande majorité des revendications tatares sont sur des sujets culturels ou linguistiques, voire sur des idées d’agrandissement de l’autonomie (ne pas oublier que la Russie est un fédération de républiques…) mais ne s’expriment en aucun cas en terme d’indépendantisme …
Sur l’aspect plus social du djadidisme je vais citer Stéphane Dudoignon :
« Cependant le djadidisme a très vite dépassé l'espace des maktab et des madrasa dont il renouvelait la fonction, pour prendre une dimension culturelle et sociale plus vaste, touchant des domaines aussi divers que l'éducation des filles, l'émancipation de la femme, la publication de livres et de journaux, la création de bibliothèques, la promotion de formes nouvelles de la communication culturelle (comme le théâtre), la mise en place de nouveaux réseaux de sociabilité. »
Avec l’arrivée du régime soviétique le djadidisme a été le plus souvent perçu comme : « une forme dégradé du nationalisme bourgeois » et donc combattu à ce titre.
Aujourd’hui après la « perestroïka », il y a sans nul doute un phénomène de réislamisation de la partie est de la Russie, mais c’est une réislamisation très tranquille, avec un islam sunnite très modéré et le djadidisme continu à y être une référence.
Je cite les résultats et commentaires d’un enquête publiée le CIRCEE (Centre Interdisciplinaire de Recherche sur la Culture des Echanges dans un article sur Kazan - http://www.circe.paris-sorbonne.fr/villes/kazan/Religion.htm) :
« Selon une enquête faite il y a quelques années auprès de 1.500 jeunes Tatars de moins de 30 ans, en ville et dans les campagnes du Tatarstan, 80 pour cent de ces jeunes déclarent qu'ils se considèrent comme "musulmans". Mais seulement 5 pour cent seulement affirment "connaître et respecter la religion". Et quand on demande aux 95 pour cent qui ne pratiquent pas pourquoi ils se déclarent musulmans, ils répondent "parce que c'est la religion de nos ancêtres". Avec la langue tatare, parlée aussi souvent dans la rue que le russe, l'islam est lié aux traditions locales et reste l'un des moyens d'affirmer sa différence par rapport à Moscou. "L'islam et notre nation tatare font partie d'une même identité ", explique l'imam Zoufar Galioulline.
Pour la moitié russe de la population, cette renaissance ne semble pas poser de problème. Officiellement, Kazan ne compte pas d'extrémistes musulmans. Cependant, la renaissance de l'Islam au Tatarstan, au coeur de la Russie, a été jugée suffisamment importante pour susciter l'attention des autorités qui ont multiplié les initiatives pour l'encadrer et la contrôler. Le président Chamiyev a mis en place un "Conseil des affaires religieuses" dirigé par Rinat Nabiev, un historien, et directement rattaché au conseil des ministres du Tatarstan, et un "Conseil des affaires religieuses musulmanes" dirigé par le mufti Gousman Ishakov, élu par le congrès des musulmans du Tatarstan. »
Pour que ce résumé sur le djadidisme, soit un peu complet, il est important de parler de Ismail Gasprinskij, l’un des plus importants djadid, qui a influencé non seulement la Crimée, sa terre de naissance, et le Tatarstan, mais aussi la Turquie.
Ismail Gaspriskij, est né en Crimée en 1851 et mort et enterré à Istanbul en 1914. Il est un des plus importants représentants de l’intelligentsia tatare de cette époque. Fondateur et directeur du journal « Targumân » il est également l’inventeur de la nouvelle méthode d’enseignement de l’arabe. La plupart des historiens considère son œuvre comme une étape très importante dans la genèse du djadidisme, même si l’idée de réforma mûrissait depuis la fin du 18ème siècle.
Bien qu’il soit l’inventeur de la devise « unité dans la langue, la pensée et l’action » qui a souvent été interprétée comme panturquiste, ce slogan est avant tout culturel et Gasprinskij lui-même a toujours été très loyal a l’égard de l’état tsariste.
La persistance de la mémoire de Gasprinskij est notable jusqu’au milieu du 20ème siècle non seulement dans toutes les communautés tatares, mais aussi en Turquie et ce jusqu’à aujourd’hui.
En conclusion je citerai à nouveau Yahia Abdoulline !
« L'aspect central du mouvement djadid tatar est resté, de ses origines à sa répression finale par la Tchéka, le débat autour de la question scolaire. Hostiles au taqlîd des oulémas conservateurs, à leur soumission aveugle à des générations de commentateurs du texte coranique et de la Tradition du Prophète, et à l'enseignement essentiellement scolastique des maktab et des madrasa détachés des réalités du temps, les djadids de la région Volga-Oural tâchèrent de promouvoir par l'éducation des idéaux nouveaux, consubstantiels, de libre exercice de la raison individuelle et de droit de la personne. Cette logique doit être replacée dans l'histoire du peuple tatar, chez lequel quatre siècles de domination russe avaient fait naître une formidable aspiration à l'autonomie et surtout à l'égalité des droits et des chances avec la population russophone. Dans ce cadre, le djadidisme apparaît donc d'abord comme une tentative de sauver les Tatars de la Volga et de Crimée de la menace d'ethnocide pur et simple que faisait peser sur eux la politique de russification et de christianisation de l'administration impériale. »
Jean Potier
Les articles (en français) de références
Philosophie et théologie chez les djadids - Thierry Zarcone
Djadidisme, mirasisme, islamisme - Stéphane A. Dudoignon
L'islam au Tatarstan aujourd'hui - Râfyq Môhâmmâtshin, traduction Stéphane A. Dudoignon
Une mémoire turque du djadidisme ? - Etienne Copeaux
Philosophie et théologie chez les djadids Thierry Zarcone
In: Cahiers du monde russe : Russie, Empire russe, Union soviétique, États indépendants. Vol. 37 N°1-2. pp. 53-63.
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/cmr_1252-6576_1996_num_37_1_2451
Résumé
Le retour à l'interprétation directe des textes premiers de l'islam et l'abandon de la tradition d'imitation des commentateurs instituée au Xe siècle figuraient au centre du projet des grands réformateurs boukhares puis tatars du 19ème siècle, confrontés aux avancées du colonialisme européen et à l'urgence d'un renouveau des sociétés musulmanes. Avant Camâl ad- Dîn al-Afqânî et son élève Muhammad Abduh, c'est l'ouléma tatar de Kazan Abd an-Nasîr al-Qûrsâwî qui « rouvrit les portes de l’igtihâd » (effort d'interprétation personnelle), inspiré par la pensée d'Ibn Taymiyya et par le wahhabisme. Ses disciples, dans le monde tatar et à Boukhara, développèrent sa réflexion et firent de la pratique de l’igtihâd l 'une des règles fondamentales du réformisme musulman. C'est dans le monde ottoman que se déplaça ensuite le principal foyer de la réforme, développée par al-Afqânî, son disciple égyptien Muhammad cAbduh et l'élève de ce dernier Râad Rizâ, et diffusée en Tatarie notamment par l'intermédiaire de Mûsà Gârallâh Bîgî, qui fut au Caire l'élève de cAbduh, et cAbdaIlâh Bûbî, disciple et traducteur de Râsîd Rizâ. Toutefois, si l'on observe une grande continuité entre tous ces auteurs sur le primat du retour à l’igtihâd, al-Afqânî et Abduh se distinguèrent de leur prédécesseur tatar Qûrsâwî par une rupture complète avec le taqlid (imitation des commentateurs) et un plus grand souci de faire cadrer les commandements du Coran avec les exigences de la raison.
Djadidisme, mirasisme, islamisme - Stéphane A. Dudoignon
In: Cahiers du monde russe : Russie, Empire russe, Union soviétique, États indépendants. Vol. 37 №1-2. pp. 13-40.
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/cmr_1252-6576_1996_num_37_1_2449
Introduction de l'article
« L'essence d'une nation est que tous les individus aient beaucoup de choses en commun, et aussi que tous aient oublié bien des choses. » Ernest Renan, Qu'est-ce qu'une nation ?» 1887.
Jusqu'à ces dernières années, l'histoire du réformisme musulman en Asie Centrale, faute d'un accès direct des chercheurs aux sources primaires, n'était connue du public occidental que par l'intermédiaire de travaux récents, que l'on peut aisément répartir en trois catégories selon leur provenance géographique. On classera dans la première les études sporadiques de rares auteurs occidentaux, dont la plupart restèrent longtemps interdits de « terrain » et donc tributaires de sources russes officielles et d'études de seconde main. Une attitude critique s'impose donc à l'égard de nombre de ces travaux, d'autant que les perspectives qui les ont orientés durablement sont aujourd'hui remises en cause dans leurs pays d'origine, comme nous Talions voir de l'historiographie contemporaine du réformisme en Islam centrasia-tique.
Au demeurant, la tonalité et la méthodologie des travaux publiés depuis un demi-siècle, en URSS comme en République Populaire de Chine, sur l'histoire culturelle et politique moderne des peuples musulmans d'Asie Centrale, ont subi nombre de variations au cours de cette brève période, avant même les bouleversements induits dans l'espace soviétique par la perestrojka. Il n'est pas très difficile de déceler dans ces évolutions les contraintes successives de différents contextes politiques. Et si l'on constate depuis quelques années de grands changements dans les orientations idéologiques qui guident, dans les États nouvellement indépendants d'Asie Centrale méridionale, les priorités de la recherche en sciences humaines, celle-ci n'apparaît nullement libérée de l'emprise de l'autorité politique. C'est ce qu'attestent par exemple les réinterprétations actuelles du second réformisme musulman ou « djadi-disme », présenté officiellement à Tachkent ou Almaty, depuis les indépendances, comme le premier mouvement de revendication de la souveraineté pour chacune des grandes « nationalités » musulmanes du défunt empire russo-soviétique.
Une troisième catégorie d'études est constituée par les travaux publiés, au cours de la période considérée, par des auteurs de l'émigration turkestanaise post-révolutionnaire. Ces ouvrages, souvent situés entre la chronique de mémorialiste et la
recherche historique, témoignent d'une stratégie politique qui consista à attirer l'attention des capitales occidentales sur le sort des minorités de l'URSS et de la Chine communiste. Il va sans dire que leurs auteurs tendent à insister sur le haut niveau de préparation à l'indépendance politique de la Tatarie comme des Turkestan occidental et oriental, dans les décennies qui précédèrent d'une part la soviétisation et de l'autre la prise du pouvoir par les communistes chinois. C'est ce thème dominant des indépendances politiques contrariées par l'hégémonie des deux super-puissances du continent asiatique qui explique la faveur dont ont successivement bénéficié ces auteurs, en Occident d'abord, puis, depuis quelques années, dans les cercles académiques de certains pays d'Asie Centrale anciennement soviétique.
Ces deux derniers types d'historiographie « autochtone » des mouvements de modernisation de l'Islam centrasiatique appellent l'analyse socio-politique, dans la mesure où ils furent (et demeurent) fondés sur des jugements de valeur aléatoires portés sur un passé traité en terme d'« héritage » (mîr⧠: un terme arabe passé dans toutes les langues modernes de l'Asie Centrale). En tant que tel, le legs du réformisme musulman fut tantôt refusé en bloc, tantôt accepté avec bien des réserves, conformément aux contraintes idéologiques de tel ou tel moment de l'histoire contemporaine. C'est sur cette opération de rejet ou d'acceptation sélective, de tri dans un patrimoine parfois encombrant d'idées et de faits historiques, par les intelligentsias nationales de l'Asie Centrale, que nous avons souhaité revenir ici brièvement. Ce faisant, nous entendions mettre en lumière une historiographie faite moins d'accumulation que d'oubli, et aussi suggérer l'étendue de ce qu'il nous reste à faire pour parvenir à une compréhension, même élémentaire, d'une période essentielle, mais encore très mal connue, de l'histoire de l'Islam centrasiatique. Or l'oubli dans lequel le réformisme musulman fut longtemps maintenu tire beaucoup de sa signification de son caractère délibéré, et du fait qu'il dut correspondre aux normes contraignantes d'un véritable système de gestion et de conformation des héritages culturels nationaux, dans le cadre de l'idéologie d'État soviétique (nous donnons à ce système l'appellation de « mirâsisme »). Seule une analyse de ces modes de réinterprétation peut nous permettre de saisir les enjeux, notamment politiques, de la redécouverte actuelle de cette grande « page blanche » de l'histoire des peuples musulmans d'Asie Centrale.
Histoire et interprétations contemporaines du second réformisme musulman (ou djadidisme) chez les Tatars de la Volga et de Crimée. - Yahya Abdoulline, traduction Stéphane A. Dudoignon
In: Cahiers du monde russe : Russie, Empire russe, Union soviétique, États indépendants. Vol. 37 N°1-2. pp. 65-82.
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/cmr_1252-6576_1996_num_37_1_2452
Résumé
La seconde phase de l'histoire du réformisme musulman en Asie Centrale est marquée par le développement, à partir du début des années 1880 et jusqu'à la soviétisation, de l'enseignement islamique réformé (usûl-i gadîd) et d'une presse indépendante promouvant la réforme scolaire et plus largement la modernisation de la société musulmane. Ce mouvement commencé dans le monde tatar (Crimée, Volga-Oural, Sibérie) et diffusé ensuite dans toutes les régions musulmanes de l'Empire russe puis au-delà, se heurta rapidement à l'hostilité des mollahs et oulémas traditionalistes ainsi que de l'administration impériale, attentive à toute démonstration de « panislamisme » ou de « panturquisme ». Cette méfiance de l'administration russe n'est pas étrangère à la fortune critique que connut ensuite le djadidisme pendant presque toute la période soviétique, qui ignora délibérément la première phase du réformisme musulman (du dernier tiers du XVIIIe siècle au milieu du XIXe), trop « théologique », pour identifier sa seconde période au triomphe de nationalismes « bourgeois », nécessairement coupés des « masses » et acquis aux idéaux « panislamistes » diffusés depuis l'Empire ottoman ou l'Inde britannique, ennemis de la Russie. La « réhabilitation » du djadidisme tatar a connu plusieurs phases sensiblement différentes depuis le dégel khrouchtchévien, mais elle manifeste jusqu'à nos jours le besoin des historiens de Kazan d'épouser les cadres conceptuels de la critique russo-soviétique de ce moment de l'histoire de la pensée en Islam.
L'islam au Tatarstan aujourd'hui - Râfyq Môhâmmâtshin, traduction Stéphane Dudoignon
In, Archives de sciences sociales des religions, 115 | juillet-septembre 2001 Éditions de l'École des hautes études en sciences sociales
http:// assr.revues.org/18363 ;
Résumé
L’auteur, lui-même Tatar de Kazan, présente la situation de l’islam dans la République des Tatars de la Volga, le premier territoire musulman annexé par la Russie au XVIe siècle. Après un bref rappel de l’histoire de cette région (qui connut une brillante phase de modernisme, localement appelé « djadidisme », dès la fin du XVIIIe siècle), il décrit l’évolution de l’islam depuis la libéralisation qui commença en 1990. Il montre comment les autorités essayèrent d’abord, dans le droit fil de la tradition communiste, de maintenir un encadrement officiel de la religion en divisant la république en 7 provinces placées chacune sous la responsabilité d’un cadi.
Cet encadrement inefficace a été contourné par des initiatives individuelles pour le développement d’une presse et d’un enseignement confessionnels, initiatives qui ne furent freinées que par les difficultés de financement, de recrutement d’un personnel qualifié et de débouchés pour les diplômés des établissements religieux. L’article se termine sur une analyse des divisions de la communauté musulmane face aux problèmes politiques. La majorité reste modérée et ancrée dans l’héritage moderniste du djadidisme, et dans le nationalisme tatar. Face à cette tendance majoritaire, deux options extrémistes : l’athéisme tenté par le néo-paganisme ; le fondamentalisme prêchant la guerre sainte (jihâd).
Une mémoire turque du djadidisme ? - Etienne Copeaux
In: Cahiers du monde russe : Russie, Empire russe, Union soviétique, États indépendants. Vol. 37 N°1-2. pp. 223231.
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/cmr_1252-6576_1996_num_37_1_2458
Résumé
L'histoire officielle de la république de Turquie n'évoque pratiquement pas les origines réelles du kémalisme, qui s'enracinent en partie dans les milieux intellectuels réformistes des turcophones de l'Empire russe (Kazan, Crimée, Bakou). Le profond mouvement de réforme linguistique, religieux et scolaire connu sous le nom de djadidisme est passé sous silence par les manuels scolaires turcs. Mais la mémoire a été transmise grâce aux étroites relations qui existaient entre les cercles nationalistes turcs du début du siècle et les djadids tatars et azéris ; elle s'est également perpétuée, dans les années 30, par les exilés turco-tatars criméens établis en Dobroudja roumaine et en Turquie. À la faveur de l'écroulement de l'URSS, une redécouverte du djadidisme a été opérée par le courant de synthèse turco-islamique, idéologie légitimant le nationalisme turc par l'islam, et qui voit dans les rénovateurs du XIXe siècle ses prédécesseurs. Depuis les années 80, on observe une floraison d'études sur Gasprinskij émanant des sympathisants de la synthèse turco-islamique, ainsi qu'une popularisation de ce thème par l'intermédiaire du quotidien Tiirkiye. Le résultat en est une lecture purement nationaliste du djadidisme.