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Un phénomène méconnu : la richesse de la langue tatare

Inera Safargalieva. Monsieur Ganiev, pour les Tatars qui vivent à l'extérieur du Tatarstan, Kazan est la capitale culturelle et spirituelle. Cependant, quand ils viennent au Tatarstan, en particulier à Kazan, ils sont souvent déçus car ils entendent très peu parler le tatar, et quand ils l’entendent c’est souvent mélangé avec du russe. Pourtant la langue tatare littéraire a un vocabulaire très riche ! Si la plupart des Tatars des villes ne l’utilisent pas dans la vie courante sans la mélanger au russe, ceci ne deviendra t’il pas un problème pour la langue tatare moderne ?

Fuat Ganiev. Certains chercheurs conçoivent la langue tatare comme une synergie, c'est à dire un auto-développement. Je ne le pense pas. Le Directeur Adjoint de l'Institut d'Etudes Orientales de l’Académie des Sciences de Russie, Vladimir Alpatov, fait valoir que le développement synergique de la langue n'existe pas. La langue, à son avis, n'est pas auto-développée, elle est soumise à la politique. Je suis d'accord avec ce point de vue et j’affirme donc que la langue tatare n'est pas un auto-développement et n'a donc pas un développement synergique.

L'expérience montre que la politique de notre gouvernement fédéral (le gouvernement de Moscou, ndt) vise à la russification : tout doit être uniquement en russe... Au Tatarstan, par exemple, très peu de dossiers administratifs sont établis en tatare. Egalement les examens d'entrée pour les études supérieures sont uniquement en russe... Cette situation, bien sûr, ne favorise pas l'utilisation et le développement de la langue tatare. Toutefois, beaucoup des gens conscients d’être tatar parlent très bien le tatar entre eux, en utilisant un nombre très limité de mots d'emprunt, y compris de russe...

IS. Quel pourcentage des Tatars du Tatarstan peut écrire et parler en tatar ?

FG. Selon les experts ethnologues, environ 75% des Tatars urbains et 90% des Tatars ruraux (ils représentent environ 30% de la population tatare totale du Tatarstan) connaissent peu ou prou le tatar... Bien entendu, ce sont principalement les Tatars ruraux qui utilisent à l’écrit comme à l’oral le tatar. Mais, comme vous le savez, la population rurale a tendance à diminuer en raison de l’émigration vers les villes, en premier lieu vers Kazan, où les conditions pour l'étude et l'utilisation du tatar sont très insuffisantes, au moins pour l’instant...

La politique de notre gouvernement fédéral, comme je l'ai déjà dit, ne vise pas au développement des langues des peuples autochtones vivant avec leurs traditions dans le vaste territoire de la Fédération de Russie. Nous pouvons seulement espérer que cette attitude envers les langues régionales va changer positivement, surtout dans les villes...

IS. Dans le « dictionnaire russe - tatar » publié en 1984 (c'est-à-dire à l’époque soviétique, ndt), la traduction de certains mots reprend le terme russe, alors que ces concepts existaient dans la langue littéraire séculaire tatare (du groupe des langues turques, ndt), dont certains emprunts lexicaux venaient des langues arabo-persannes. N’aurait-il pas mieux valu prendre les mots littéraires plutôt que les mots russes ? (C’est le franglais des Tatars, ndt). Un autre exemple : la traduction d’un mot russe est d’abord indiquée avec le même mot russe puis avec un mot d’origine tarare.

C’était l'époque soviétique, et je comprends que la priorité donnée à la nation dominante était une condition nécessaire au développement des cultures locales. Je ne suis pas un expert en matière de langue et de lexicographie et vous m'excuserez si mes questions vous semblent celles d’un amateur incompétent, mais j’aimerais savoir si actuellement il y a des mots russes intraduisibles en tatar ?

FG. La réponse a plusieurs aspects. Pendant la période soviétique, les années 80 ont été très difficiles pour la langue tatare. Etant donné que la langue parlée utilisait souvent des mots russes, ils ont pénétré la langue tatare écrite, puis les dictionnaires. Par exemple, un scientifique lors d'une réunion d'écrivains avait fait la proposition d'abandonner le tatar et d’écrire uniquement en russe car, à son avis, la langue tatare courante utilisait déjà beaucoup de vocabulaire russe. Bien entendu, cette idée fut combattue fortement par les écrivains ...

Dans la langue russe il y a beaucoup de mots empruntés aux autres langues. Par exemple, en russe tous les mots commençant par la lettre « а » sauf quatre ou cinq sont empruntées à d'autres langues. Dans la publication par l'Académie des Sciences Soviétique du « dictionnaire de la langue russe », publié en 1981, cela représente 37 pages grand format.

On doit reconnaître que, parmi toutes les langues que nous connaissons, pratiquement aucune langue n’a aucun emprunt. Ceci est, bien entendu, dû au développement économique et commercial et aux liens politiques et culturels entre les nations.

Mais il ne faut pas emprunter des mots inutilement à d'autres langues. La présence dans une langue d’un nombre limité de mots étrangers n'est pas quelque chose de répréhensible. La nature morphologique de la langue tatare est différente de la nature morphologique de la langue russe, et ce parce que ces langues sont dans des systèmes linguistiques différents : le russe dans un système synthétique et le tatar dans un système analytique. C’est pourquoi il ne faut pas adapter la langue tatare à la langue russe. Ce que font malheureusement nos traducteurs et d’autres spécialistes quand ils traduisent des termes étrangers en tatar. En général, sauf exception, la traduction des langues n'est pas un problème de mots intraduisibles. Et ceci est un axiome.

Voici un exemple : le dirigeant nord-coréen Kim Il Sung a décidé de nettoyer la «grande langue coréenne », alors que, selon les experts, 80% se composaient de mots chinois. Il a réuni un groupe de scientifiques, en leur donnant des instructions pour traduire les mots étrangers en coréen. Les mots traduits ont été introduits à travers les médias, et peu à peu l'enracinement dans la langue écrite et parlée s’est faite. Et si il y avait eu des mots intraduisibles, la langue coréenne en un temps assez court n’aurait pas pu se libérer de la langue chinoise.

Il est toujours possible de traduire en tatar presque n’importe quel mot emprunté, y compris au russe, à l’arabo-persan ou à toute langue européenne. Mais ces traductions prendront-elles racine dans une telle situation ? Difficile à dire...

J'ai calculé qu’en tatare il y a environ 15 à 20% des mots empruntés à d'autres langues. Cependant, le potentiel de cette langue est tel que, sans exagération, il est possible de traduire l'essentiel des mots empruntés. Mais le problème est que certains experts ne comprennent pas le potentiel de la langue tatare pour réaliser ces traductions. Le fait est que le tatar est une langue analytique, comme l'hindi, le français et le japonais, mais, malheureusement, cette situation n'est pas perçue par de nombreux traducteurs et experts...

IS. Compte tenu de la nature analytique des langues de la famille turque et, en particulier, de la langue tatare, vous êtes l'un des premiers à prouver la présence d'un grand nombre d'éléments lexicaux qui n'ont pas été pris en compte dans la préparation des dictionnaires, ce qui est probablement la cause de ce qu’ils ne peuvent pas être considérées comme complets... Pourriez-vous préciser ce qu’est un langage analytique ?

FG. Dans les langues synthétiques, la valeur grammaticale et le sens lexical sont exprimés avec un mot complété par des terminaisons, des suffixes, des changements d’accent tonique, etc. Un exemple en est la langue russe.

Qu'est-ce qu'un langage analytique ? La sémantique, c'est à dire le signifié, peut être exprimé par deux, rarement trois mots. C’est ainsi que sont formés les éléments lexicaux en tatar et dans le groupe des langues turques. Ainsi en tatar une unité lexicale peut être exprimée par une structure composée de plusieurs éléments.

Je vous explique en prenant la construction des verbes. En russe c’est un mot complété par l’adjonction de préfixe. En tatar le verbe est souvent formé par deux mots. Prenez, par exemple, le verbe fondamental tatar « язу » ; quand il se connecte avec des verbes de modification, vous bénéficiez de plus de vingt significations différentes. C’est la construction composée, ou analytique.

En tatare il y a plus de 30 verbes de modification. Une estimation prudente donne au moins 15.000 verbes simples. Si vous multipliez 30 verbes de modification par 15.000 verbes simples, vous obtenez un minimum de 450.000 verbes composés. Ceci montre le potentiel d’expression de la pensée en tatar.

Toutefois, l'adhésion au verbe principal pour modifier un verbe n'est pas toujours possible. Mais, même si l'on ne garde que 5 verbes modificateurs sur les 30, et que l’on les multiplie par les 15 000 verbes simples, nous obtenons 75.000 verbes composés en langue tatare !

En fait, je tiens à souligner que les langues tatares et de la famille turque sont très riches en verbes. Alors, prenez les 75 000 verbes composés et les 15.000 verbes simples vous obtenez 90.000 verbes en tatar ! Et ce ne sont que des verbes ! Avez-vous vu ce dictionnaire des verbes tatars ? Et pourtant il est possible à faire et il faudrait le faire !

IS. Mais vous avez déjà commencé le travail…

FG. Je travaille actuellement sur un « dictionnaire des verbes composés tatars » dont j’ai terminé et publié la première partie (de la lettre « А » à la lettre « K »). Il contient environ 10.000 verbes composés et leur interprétation est donnée. La deuxième partie du dictionnaire comprendra environ 12.000 verbes composés. Pour l’instant elle n’existe qu’en version électronique...

Cependant, je suis âgé et je n’aurai peut être pas la capacité de finir ce travail...

J’aimerais beaucoup qu’un groupe de spécialistes puisse finir ce travail qui prendra, bien entendu, beaucoup de temps et que les possibilités de financement soient trouvées.

IS. Est-ce que maintenant dans les dictionnaires tatars récents on trouve cette richesse de verbe ?

FG. Dans l’édition de 2005 en un volume du « dictionnaire encyclopédique de la langue tatare », dont l'un des auteurs et l'éditeur scientifique est votre humble serviteur et qui a été compilé par notre équipe de la section lexicologie et lexicographie de « l'Institut de Langue, Littérature et Art » de l’Académie des Sciences du Tatarstan, pour la première fois sont inclus plus de 20.000 de ces verbes. Mais pour faire un dictionnaire complet des verbes composés, comme je le disais, il faut une vie de travail d’une personne ou de nombreuses années d’un groupe de scientifiques...

IS. Pour moi, Monsieur Ganiev, ce que vous avez dit de la richesse en verbe de la langue tatare est une vraie découverte... Environ quel pourcentage de ces verbes composés est utilisé par les Tatars modernes dans leur pratique orale et écrite ?

FG. Ils sont souvent utilisés en tatar, mais toute cette richesse n’est pas utilisée. L’enseignement actuel ne comprend pas de méthode sérieuse développée pour l'enseignement des verbes composés. Ce n'est que récemment que l’étude de ces verbes a été inclue dans le programme d'études secondaires, alors qu'auparavant ils n’étaient pratiquement soumis à aucune étude. Un écrivain talentueux qui utilise ces verbes composés aura une imagerie très riche et très probante.

IS. Qu’est ce qui est étudié en tatar et dans les langues turques aujourd'hui et qui est encore à découvrir ?

FG. Le tatar littéraire a une histoire séculaire. Cependant il n’a été étudié que de façon fragmentaire sur la base d’œuvres de quelques écrivains ou pour des périodes limitées, mais jamais complètement. À l'heure actuelle il n'y a pas d’étude suivie de l'histoire de la langue tatare littéraire depuis sa création, c'est à dire la « période bulgare » de l’histoire tatare jusqu'à aujourd'hui. C’est ce qu’a écrit le grand linguiste E. R. Tenishev. Cela reste à faire et c’est notre première priorité.

Il y a un besoin urgent de refaire un « dictionnaire encyclopédique de la langue tatare » en plusieurs volumes incluant de 150 à 200.000 mots. Les travaux vont bien dans cette direction mais, à mon avis, très lentement.

Comme vous le savez, toutes les grammaires fonctionnelles des langues du groupe turc ont été décrites formellement, y compris la grammaire tatare qui commence tout juste à être mise au point. Mais moins d’attention a été portée pour la sémantique. Il faudrait d'abord donner la sémantique, c'est à dire le sens du mot, puis en fournir un moyen d'expression. A ce jour, j’ai étudié la formation des mots en langue tatare et j’ai publié une partie de ce travail sous la forme d’une monographie.

Il convient de souligner qu’en linguistique, la grammaire fonctionnelle est souvent confondue avec le mode de fonctionnement du champ sémantique. Or grammaire et sémantique représentent différents phénomènes linguistiques. La grammaire fonctionnelle exprime le sens des mots uniquement avec les moyens grammaticaux. Un outil fonctionnel-sémantique comprend tous les moyens d'exprimer la sémantique des langages, à savoir, le sens du mot. Même des linguistes célèbres de Moscou pratiquent ce méli-mélo.

Dans les langues du groupe turc l’expression analytique des cas grammaticaux n’a pas été étudiée. Par conséquent, l’étude de la catégorie des cas grammaticaux est dans un état déplorable, non seulement dans la linguistique tatare, mais aussi pour le groupe des langues turques. C’est encore peu développé, mais il y a eu une thèse de doctorat défendue sur l’existence dans la langue tatare d’expression analytique de cas grammaticaux. Pendant ce temps, seulement six cas grammaticaux sont enseignés dans la langue tatare !

Cependant, les idées reçues sur la langue tatare perdent, avec difficulté, du terrain. Nous allons lentement, mais on avance vers une compréhension claire et explicite de la grammaire et de la formation des mots des langues tatares et d’autres du groupe turc. Et, c’est à Kazan qu’est née cette école scientifique.

IS. Deux questions. Que pensez-vous à propos du passage de l’écriture du tatar de l’alphabet cyrillique à l’alphabet latin? Les lettres des alphabets latins ou cyrilliques sont-elles suffisantes pour exprimer tous les phonèmes du tatar ?

FG. A un moment j'ai été l'un des partisans de l’écriture du tatare avec l’alphabet latin. Mais après tous les obstacles mis par le gouvernement fédéral, je pense qu'aujourd'hui, ce n’est pas un changement si important pour la langue tatare que d’utiliser l'alphabet latin. En revanche il faut ajouter trois lettres manquantes à l’alphabet actuel tatar, fait sur la base de l’alphabet cyrillique et composé de 38 lettres, pour avoir un alphabet tatar complet. C’est nécessaire pour obtenir une organisation précise et complète de la structure sonore de la langue. Il faut faire quelque chose, on ne peut pas laisser notre alphabet entre deux eaux. Peut-être, qu’au fil du temps, la question du passage à l'alphabet latin reviendra.

Au minimum, il faudrait prendre la lettre « w » de l’alphabet latin et également rajouter deux lettres manquantes à l’alphabet cyrillique que sont « қ » et « ғ », obtenus par modification graphique de lettres cyrilliques.

On aurait alors un affichage harmonieux de tous les écrits et de leurs sons. Et peut-être qu’ainsi toutes les frictions en débat concernant orthographe et autre disparaîtraient.

Cependant, pendant les périodes soviétiques et plus récentes nous devons prendre en considération le fait qu’une énorme bibliothèque de littérature tatare a été écrite avec l'alphabet cyrillique, ce qu’il ne faudrait quand même pas perdre...

IS. Que faudrait-il faire pour que la langue tatare soit réellement une des deux langues officielles de l'état?

FG. Cette question est très difficile et douloureuse. Il faut la considérer dans trois domaines: la politique linguistique, la situation linguistique et l'éducation. Actuellement, dans aucun de ces domaines il n’y a d’avancées pour la préservation et le développement de la langue tatare.

Suite à l'adoption de bonnes lois sur les langues par le Tatarstan, ainsi que des programmes de conservation et de développement de la langue tatare et des autres langues locales des peuples de notre république, le gouvernement fédéral (gouvernement de Moscou, ndt) a présenté des amendements à ces lois sur les langues, qui ont eu pour effet de bloquer la possibilité pour le peuple tatar de bien maintenir et développer sa propre langue.

Ces amendements ont exclu la possibilité de passer des examens d’entrée dans les universités et dans tout autre enseignement supérieur en tatar. A l’école (primaire et secondaire, ndt) la possibilité d’un enseignement en langue tatare, à temps plein, pour tous les sujets à été réduite. Par conséquent, actuellement, il y a une grande inégalité pour la situation linguistique entre le russe et le tatar…

Pour remédier à cette situation il faudrait que dans les écoles tatares (primaires et secondaires, ndt) l’obligation de passer « l’examen unifié d’état » pour accéder aux études supérieures soit abrogée.

Il faudrait également que dans les écoles russes du Tatarstan l'étude de la langue et de la culture tatare soit introduite.

Il faudrait aussi que toute la documentation officielle du Tatarstan soit faite en tatar et pas seulement en russe.

Ce qui serait également très important est, non pas de réduire, mais au contraire d’augmenter le nombre des médias en tatar : chaînes de télévision et de radio, journaux, magazine. Il est nécessaire que la télévision et la radio diffusent les informations utiles, intéressantes, quotidiennes et/ou d'actualité en tatar et pas seulement à petites doses comme à ce jour...

Toutes ces mesures renforceraient le statut de la langue tatare comme une des langues officielles du Tatarstan et contribueraient à la relance et au développement de la langue tatare dans tous ses aspects.

traduction Inera Safargalieva et Jean Potier

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